Prologue.

Il me prend fantaisie de vous remettre en idée l’Achille d’Aristarque[Note_2] ; j’emprunterai donc mon début à cette tragédie. « Silence, taisez-vous, et faites attention. » Le général de la troupe vous commande d’ouvrir les oreilles ; il veut que tout le monde prenne place avec bienveillance sur ces bancs, ceux qui ont le ventre vide comme ceux qui sont venus la panse pleine. Vous qui avez dîné, vous êtes les plus sages ; vous qui êtes à jeun, rasassiez-vous de nos fables. Celui qui a chez soi de quoi manger est bien sot de venir pour nos beaux yeux assister au spectacle l’estomac creux. Debout, héraut, commande au peuple le silence. Il y a une heure que j’attends pour voir si tu sais ton métier. Exerce ce gosier qui te donne le vivre et l’habit ; si tu ne cries pas, si tu restes bouche close, la faim se coulera à tes côtés… Bon, assieds-toi à présent, pour avoir double salaire. (Aux spectateurs.) Grand bien je vous souhaite, si vous respectez mes édits. Que pas une coureuse sur le retour ne vienne s’asseoir sur le devant du théâtre ; que les licteurs et leurs verges restent muets ; que le placeur ne glisse pas devant le monde pour conduire quelqu’un à son gradin tandis que les comédiens sont en scène. Que ceux qui ont dormi tard chez eux, comme des loirs, se tiennent sur leurs jambes sans se plaindre, ou bien qu’ils ne soient pas si dormeurs. Que les esclaves n’envahissent pas les banquettes, mais qu’ils laissent la place aux hommes libres, ou bien qu’ils se rachètent ; s’ils n’en ont pas le moyen, ils n’ont qu’à s’en aller chez eux : ils éviteront ainsi une double mésaventure, ici une volée de verges, à la maison une tournée d’étrivières, s’ils n’ont pas mis ordre à tout quand le maître reviendra. Que les nourrices soignent les petits enfants au logis et ne les apportent pas au spectacle ; alors elles n’auront pas soif, les marmots ne périront pas de faim et ne brailleront pas d’inanition, comme des chevreaux. Que les dames regardent en silence, rient en silence, qu’elles ne fassent pas retentir la salle du timbre éclatant de leur voix. Qu’elles remettent à babiller ensemble chez elles pour ne pas ennuyer leurs maris et au théâtre et à la maison. Pour ce qui regarde les directeurs des jeux, qu’ils n’accordent injustement la palme à aucun artiste ; que l’intrigue ne fasse mettre personne à la porte pour donner aux mauvais le pas sur les bons… Ah ! j’allais oublier : pendant le spectacle, vous, les valets de pied, faites invasion au cabaret, c’est le moment, les gâteaux fument, courez. Ces ordonnances prononcées de par l’autorité de la troupe, grand bien je vous souhaite, souvenez-vous-en tous.

Et maintenant, je reviens au sujet de la pièce, je veux que vous soyez aussi savants que moi. Je vais vous en tracer les divisions, les limites, les tenants et aboutissants ; car c’est moi qui ai été choisi pour arpenteur en cette occasion. Si cela ne vous ennuie pas, je veux vous dire le nom de la comédie ; si cela ne vous va pas… je le dirai tout de même, pourvu que l’autorité le permette. Cette pièce s’appelle en grec le Carthaginois ; Plaute l’appelle en latin : l’Oncle pultiphagonide[Note_3]. Vous savez le nom maintenant ; je vais vous rendre compte du reste, et la déclaration du sujet se fera ici même. En effet, le sujet d’une comédie doit se déclarer sur le devant de la scène ; vous, vous enregistrez. Ainsi donc, attention.

Il y avait à Carthage deux cousins germains, de grande famille et puissamment riches : l’un est encore vivant, l’autre est mort. Je vous le dis en homme sûr de son fait, parce que je le tiens de l’embaumeur qui l’a embaumé. Mais le vieillard aujourd’hui défunt avait un fils unique, qui lui fut enlevé dans sa septième année, à Carthage ; c’était six ans avant la mort du père. Voyant son enfant perdu pour lui, il tombe malade de chagrin, choisit pour héritier son cousin, puis descend sans bagage au bord de l’Achéron. Le ravisseur amène le petit garçon à Calydon ; là, il le vend à un riche vieillard qui désirait avoir des enfants, mais qui détestait les femmes. Le bonhomme, qui ne se doute de rien, achète ainsi l’enfant de son hôte, l’adopte, et en mourant le fait son héritier. Le jeune homme demeure dans cette maison-là.

À présent je retourne à Carthage ; avez-vous des affaires, des commissions ? soit, mais si l’on ne me donne de l’argent, ce sera comme si l’on chantait ; si Ton m’en donne, ce sera bien pis[Note_4]. L’oncle du jeune homme, le vieillard carthaginois qui est encore de ce monde, avait deux filles ; on les lui enlève toutes deux de sa maison avec leur nourrice : l’une avant cinq ans, et l’autre quatre. Le ravisseur les amène dans Anactorium, les vend toutes trois, petites filles et nourrice, argent comptant, à un homme (si toutefois un marchand d’esclaves est un homme), le coquin le plus achevé que la terre ait porté. Au reste, jugez vous-mêmes de 6e que peut être un drôle à qui l’on a donné le nom de Lycus[Note_5]. D’Anactorium, où il avait auparavant sa demeure, il est venu s’établir à Calydon il n’y a pas longtemps, pour faire son commerce : il reste dans cette maison-ci. Le jeune homme est éperdument amoureux de l’une des jeunes filles. Il ne se doute pas que c’est sa parente, il ignore qui elle est et ne l’a jamais touchée, tant le marchand le fait languir. Non, jamais la moindre caresse, la plus petite faveur ; Je coquin n’a rien voulu permettre ; il le voit bien amoureux et veut en faire sa vache à lait. Quant à la plus jeune, un militaire, qui en tient pour elle, veut l’acheter et l’avoir pour maîtresse. Mais le père carthaginois, depuis qu’il les a perdues, court après elles de tous côtés, sur terre et sur mer. Sitôt qu'il arrive dans une ville, vite il passe en revue toutes les maisons de courtisanes ; il donne de l’argent, il paye une nuit ; puis il fait toutes ses questions : d’où est-elle ? de quel pays ? est-ce une prisonnière ou une fille enlevée ? quelle est sa famille ? comment s’appellent ses parents ? C’est ainsi qu’il met toute son adresse et toute son habileté à chercher ses filles. Il sait toutes les langues, mais il a l’air de ne les pas savoir : c’est un vrai Carthaginois. Bref, hier soir un vaisseau l’a amené dans ce port. Le père de ces fillettes est en même temps l’oncle du jeune homme. Tenez-vous le fil ? si vous le tenez, tirez-le, mais prenez garde de le casser ; de grâce, laissez-le dévider… Ah ! j’allais oublier de vous dire le reste. Celui qui a adopté le jeune homme pour son fils, était l’hôte de l’oncle, du Carthaginois qui viendra ici aujourd’hui et retrouvera ses filles, et le fils de son frère, à ce que j’ai entendu dire.

Je vais m’habiller ; vous, écoutez avec bienveillance. L’homme qui va venir retrouvera ses filles et son neveu. Au surplus, bonsoir et soyez-nous cléments. S’il reste quelque chose, d’autres restent pour l’expliquer. Adieu, soyez-nous en aide, et que le dieu Salut vous conserve.